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Une carte portulan récemment découverte. Peut-être une des plus anciennes conservées ? La carte d’Avignon.

L’histoire d’une découverte.

La carte portulan (ou marine) présentée dans cet article se trouve dans le fonds des Archives départementales de Vaucluse, sous la cote Port 01, 3E 54, 888bis.

Elle a été découverte fortuitement le 27 novembre 2002 par un historien amateur local qui, consultant un registre notarial des années 1534-35 ayant appartenu au notaire Isnard Jay de la commune de Pernes-les-Fontaines, avait été intrigué par les dessins en couleurs figurant sur la couverture en peau de ce registre (1).

Ayant alerté les archivistes, ceux-ci ont alors constaté qu’il s’agissait d’une carte marine médiévale, assez abîmée. Ils l’ont détachée du registre et fait restaurer en 2003.

Depuis cette date la carte, archivée, n’avait fait l’objet d’aucune recherche ou publication jusqu’à sa redécouverte en 2015 par Paul Fermon, au cours d’un travail de recherche en vue d’une thèse, sous la direction de Patrick Gautier Dalché, sur Le peintre et la carte. Les représentations des espaces locaux dans les documents juridiques et iconographiques entre Alpes et Rhône, du début du XIVe au début du XVIe siècle.

Quoique non spécialiste en cartographie marine médiévale Paul Fermon, s’en référant aux travaux de Tony Campbell et de Ramon Josep Pujades i Bataller (2), en a fait l’étude en la replaçant dans son contexte historique et local, à savoir la présence de la Papauté à Avignon au début du XIVe siècle (1309).

Par ses caractéristiques (dessin, construction, toponymie) il a alors estimé que cette carte pouvait être datée … dans le cours du XIVe siècle, Milieu du XIVe siècle et pensé qu’il pouvait s’agir d’une œuvre précoce, antérieure ou contemporaine de la masse de production cartographique marine qui vit le jour durant les deux premières décennies du XIVe siècle.

La thèse de Paul Fermon est en cours d’édition dans la collection Terrarum Orbis chez Brépols et fera donc bientôt état de cette découverte et de ce travail.

Mais le hasard a voulu que le Brussels Map Circle puisse en faire l’annonce dès le numéro 59 de septembre 2017 de la revue Maps in History et porter ainsi cette carte à la connaissance générale comme dans les milieux spécialisés, en prélude à une étude prolongeant celle de Paul Fermon et plus spécifiquement tournée vers la cartographie marine médiévale, dans sa formative period (Campbell).

Ce hasard tient au fait qu’un membre du Cercle, Jacques Mille, ait fortuitement appris de Paul Fermon, le 2 avril 2017, l’existence de cette carte, au cours d’une rencontre ayant pour objet une recherche sur des cartes manuscrites du début du XVIIe siècle.

Au vu de la reproduction montrée par Paul Fermon, Jacques Mille, a eu d’emblée le sentiment qu’elle pouvait être très ancienne, et peut-être plus précisément se classer parmi les plus anciennes connues (cartes Pisane, de Cortona, de Lucca, Riccardiana, cartes de Vesconte, Dulcert), c’est-à-dire plutôt début du XIVe siècle.

Un examen direct de la carte, dès le 4 avril 2017, aux Archives de Vaucluse, ayant confirmé cette impression première, Jacques Mille a immédiatement transmis un cliché à Tony Campbell qui, avec toutes les réserves d’usage face à une découverte de ce type, a confirmé que cette carte pouvait s’inscrire dans la période considérée, à charge d’une étude approfondie pour aboutir à une conclusion plus assurée.

Et le hasard a encore voulu que Jacques Mille ait prévu de venir à Bruxelles pour présenter, lors de la MAPAF (Map Afternoon) du 22 avril 2017 du Brussels Map Circle, deux cartes rares de sa collection, et y trouver là l’opportunité d’annoncer, sous forme de surprise et de scoop, cette carte, et de proposer d’en révéler l’existence par l’intermédiaire de la revue Maps in History.

Ce qui est ici fait conjointement par Jacques Mille et Paul Fermon, avant que ne soit demandé à Tony Campbell et Ramon Josep Pujades i Bataller, une étude plus approfondie de cette carte qui, à notre sens, pose de multiples questions et pourrait apporter de nouvelles lumières sur l’apparition quelque peu mystérieuse de ces cartes, comme sorties de nulle part et restant largement à élucider, fin XIIIe et début XIVe siècles.

La carte. Description.

La carte d'Avignon
Ill. 1 - La carte d'Avignon

La carte d’Avignon (Ill. 1) se présente comme un fragment de parchemin de 41 × 27 cm sur lequel on discerne au premier coup d’œil la Méditerranée occidentale. Elle est coupée vers l’est suivant une ligne Djerba - pointe de la Sicile - Gaëte - Ancône et partie septentrionale de la côte dalmate. La coupure est rendue évidente par l’interruption du cercle dans lequel s’inscrit la Méditerranée occidentale et de la grille réticulée concernant l’Adriatique (3).

Au nord, la carte paraît également coupée mais dans une proportion, semble-t-il plus faible, cependant non évaluable.

À l’ouest et au sud la carte est déchirée, amputant la représentation des côtes atlantiques du Portugal et de l’Espagne (si elles ont jamais été dessinées), et ne laissant voir que la côte atlantique de la France, de la frontière espagnole à la Bretagne, coupée à son extrémité.

Plus au nord la déchirure masque la Manche et la côte sud de l’Angleterre, ne montrant de cette dernière que sa côte orientale jusqu’au niveau, semble-t-il, de la Humber, et peut-être au-delà. Quoique peu visibles au premier abord on discerne aussi le canal de Bristol et la Severn.

Au sud la carte dessine la côte marocaine jusqu’à Salé. Une longue déchirure altère alors le parchemin, traversant un Sahara vide, avec des traces d’écriture, dans l’angle sud-est de la carte sous le golfe de Gabès, mais non liées au dessin de la côte.

Le parchemin lui-même est affecté de plusieurs manques. Le plus important concerne les côtes entre Marseille et la Toscane, ayant ainsi fait disparaître tout le golfe de Gênes et le cap Corse. Moins préjudiciables sont les manques au sein du Sahara et de la Méditerranée entre Baléares et Sardaigne, n’affectant ici la côte algérienne que de façon très minime au niveau de Collo. En revanche, au nord, le manque dans le cercle d’échelle prive-t-il peut-être la lecture d’une donnée intéressante. Par ailleurs de grosses taches d’encre masquent symétriquement (preuve d’une pliure), d’un côté la Méditerranée entre la Sardaigne et la côte au sud de Gaëte, et de l’autre l’essentiel de la côte dalmate (Istrie et Croatie) à partir de Venise.

Ainsi définie la carte offre néanmoins de longues sections de côtes le long desquelles on peut relever, y compris les îles, un peu plus de 300 toponymes en noir et en rouge, certains très lisibles, d’autres en partie ou complétement effacés, subsistant sous forme de fantômes que des techniques élaborées permettraient sans doute de révéler.

Dans le cadre subsistant la carte montre des lignes de vents à neuf directions, en rouge et vert, articulées et rayonnant à partir de seize points, distants de 22,5°, pris sur un double cercle rouge dont le centre se situe très au sud de la Sardaigne et un peu au nord de la côte algérienne de Bejaia. Dans la partie haute du parchemin un double cercle noir, avec deux doubles médiatrices rouge donnant l’orientation nord-sud, constitue l’échelle, en partie altérée par un manque, avec un signe difficile à identifier.

Hors du cercle principal dans lequel s’inscrit la Méditerranée occidentale le parchemin comporte des grilles avec carroyage rouge et noir, en quatre points distincts. Deux sont peu visibles : l’une sur la côte marocaine, l’autre en Bretagne, orientées NE-SW. En revanche deux grilles sautent aux yeux : l’une couvrant le nord de l’Adriatique, orientée NW-SE, l’autre, orientée N-S, couvrant la mer du Nord, avec ses côtes anglaises et ses côtes orientales, du Pas de Calais jusque vers le Danemark, et probablement la mer Baltique. Dans la partie haute de la grille est dessinée une rose en forme de fleur aux pétales rouges et verts.

Enfin on note la présence de sept figurations identiques d’églises, toutes sur les côtes atlantiques (quatre) et de la mer du Nord (trois).

Les questions.

Ainsi décrite, cette carte ni signée ni datée, appelle de nombreuses questions dont la plus importante est certainement celle relative à sa datation.

Une carte anonyme.

Concernant l’auteur, l’anonymat paraît évident, mais les écritures perceptibles dans le coin inférieur gauche, sous le golfe de Gabès, non déchiffrées à ce jour et d’un graphisme différent de celui des toponymes de la carte, pourraient peut-être lever un voile à ce sujet.

De même une étude paléographique pourrait-elle éclairer sur l’origine géographique de l’auteur, tant par les toponymes eux-mêmes (cf. Aquas mortas) que pour l’écriture, certaines lettres paraissant très caractéristiques, ou l’usage d’un tilde sur des a, e, o pour an, en, on.

Une datation possible.

Pour la datation, en dehors d’une analyse au carbone 14 qui donnerait une indication sur l’âge du parchemin, on ne peut que s’en remettre aux méthodes d’investigations classiques en la matière, en particulier par la comparaison avec d’autres cartes de la période envisagée (fin XIIIe et début XIVe siècles) dont celles, datées et signées de Vesconte et Dulcert, soit à partir de 1311-1313 pour le premier et 1330 pour le second.

Les comparaisons portent essentiellement sur le dessin général et le détail des côtes, les régions représentées, la toponymie, la construction de la carte, ses particularités.

Dans ce cadre on étudie en général les premières cartes portulans par comparaison de part et d’autre des cartes de Pietro Vesconte pour la Méditerranée centrale et orientale (1311, Florence) et pour la Méditerranée occidentale et l’ensemble de la Méditerranée (1313, Paris), sachant que ces cartes sont devenues des modèles que suivront toutes les cartes postérieures pour le dessin de la Méditerranée ainsi fixé dans ses grandes lignes.

En revanche la représentation des côtes atlantiques et celle des côtes des régions du nord évoluera considérablement à partir de la fin du XIIIe siècle, en fonction des progrès dans la connaissance de ces régions, au gré des relations politiques et surtout commerciales à partir de Pise, Gênes et Venise, pour ne mentionner que les cités les plus importantes.

De ce fait les cartes produites enregistrent, au fil des ans, les progrès de cette connaissance et l’on est tenté de penser qu’il y aurait une filiation directe d’une carte à l’autre, menant de celle réputée la plus ancienne, la carte Pisane, vers 1290, aux cartes de Vesconte, les plus abouties, vers 1311-1313.

Mais il est admis aujourd’hui que si toutes les premières cartes portulans de la formative period puisent à un fonds commun élaboré au cours du XIIIe siècle, mais dont aucun témoin n’a subsisté, aucune n’est vraiment copie d’une précédente, ou source d’une suivante. Et ce n’est qu’à partir de Vesconte que se sont constitués des ateliers à Gênes, Venise et Majorque produisant des cartes à la commande selon des modèles établis, cartes améliorées au gré des progrès dans la connaissance des régions extraméditerranéennes, c’est-à-dire vers les côtes occidentales et septentrionales de l’Europe (ce dont la carte d’Avignon pourrait témoigner), puis vers l’Afrique.

Sur ces bases on considère en général que les cartes suivantes sont antérieures aux cartes de Vesconte, à la réserve des débats ouverts depuis 2013 par la remise en cause de certaines datations par Ramon Josep Pujades i Bataller (4) :

Ces données posées la carte d’Avignon présente les caractéristiques suivantes permettant de la situer dans le contexte de cette formative period :

  1. Le dessin général de la Méditerranée y apparaît très voisin de celui des cartes considérées comme pré-Vesconte et des cartes de Vesconte elles-mêmes, mais quelques détails peuvent plaider en faveur d’une antériorité à 1311-1313  :
    • Dans le golfe de Gabès et autour de l’archipel des Kerkennah les bancs de sable sont ici représentés par un semis de points noirs, comme sur la carte Pisane (petites croix) et les cartes de Cortona et de Lucca alors que sur la carte Riccardiana et les cartes de Vesconte les points sont en rouge, ce qui deviendra la règle sémiologique systématique pour toutes les cartes qui suivront jusqu’au XVIIe siècle. On note aussi ici le même dessin d’un cours d’eau que sur les cartes Pisane, Cortona et Vesconte alors que la carte de Lucca en dessine deux, dont un très prolongé, donnant un de ses arguments à Ramon Josep Pujades i Bataller pour la considérer comme tardive (Ill. 3).
    • La représentation du golfe de Gabès (Petite Syrte) et de l’île de Djerba sur les cartes réputées les plus anciennes. Comparaison avec la carte de Vesconte (1311) qui est la première à représenter les bancs de sable par des points rouges, ce qui devient la règle sémiologique systématique pour toutes les cartes postérieures. On constate les différences de dessin d’une carte à l’autre, avec des grandes lignes générales voisines traduisant un fonds commun. Chaque carte représente les bancs de sable de façon différente (petites croix sur la Pisane, points sur les autres). Leur extension est ainsi variable, maximale sur la carte d’Avignon, moindre sur la carte de Cortona et sur la Pisane. L’île de Djerba est bien individualisée sur toutes les cartes alors que les îles Kerkennah sont assez différemment représentées, et colorées à partir de la carte d’Avignon. Mais c’est le recours à la couleur rouge pour les bancs de sable qui devient la règle systématique que suivront toutes les cartes postérieures à Vesconte qui a alors créé un modèle durable, avec cependant des variations dans le dessin et l’intensité, le rouge restant le mode constant de représentation. On notera aussi la position variable, par rapport à Gabès, de la rivière (au demeurant un oued fort modeste !) aboutissant au fond du golfe, et son dédoublement sur la carte de Lucca.

      La carte Pisane
      Ill. 3a - La carte Pisane, ca 1290

      La carte de Cortona
      Ill. 3b - La carte de Cortona, ca 1300

      La carte d'Avignon
      Ill. 3c - La carte d'Avignon, ca 1300

      La carte de Lucca
      Ill. 3d - La carte de Lucca, ca 1310

      La carte de Vesconte, 1313
      Ill. 3e - La carte de Vesconte, 1313

      La carte de Vesconte, 1320
      Ill. 3f - La carte de Vesconte, 1320
    • Sur la côte du Languedoc les étangs entre le delta du Rhône et Agde sont dessinés par deux courbes du rivage alors que la carte Riccardiana et les cartes de Vesconte représentent ces étangs de manière stylisée et schématique en forme d’estomac ponctué de points rouge, créant un modèle qui se retrouvera sur toutes les cartes postérieures, quels qu’en soient les auteurs, de la même façon que pour les bancs de sable du golfe de Gabès (Ill. 2).
    • La représentation de la côte languedocienne sur les cartes réputées les plus anciennes. Le dessin donné par Vesconte sur sa carte de 1313 (étangs schématisés en forme d’estomac avec points rouge et cordon littoral bien marqué), sera repris sur toutes les cartes postérieures, avec des variantes dans le dessin et les couleurs, mais comme un modèle absolu. On constate que les quatre cartes considérées comme pré-Vesconte, dont la carte Pisane et la carte de Lucca, contestées dans leur datation ancienne par Ramon Josep Pujades i Bataller, n’utilisent pas ce modèle, mais dessinent, chacune différemment, ces étangs et le littoral.

      extrait de la carte de Cortona

      Ill. 2a - Carte de Cortona, ca 1300 (mais peut-être plus ancienne que la carte Pisane. Voir Saint Gilles en rouge, Aigues Mortes en noir, Caneto. Carte coupée au niveau du cap de Sète. Petit golfe (les étangs ?) avec mentions de Lattes, Montpellier Lattes, Montpellier et Aigues Mortes. Delta du Rhône en deux branches et la Camargue. Amorce du golfe de Fos et rade de Marseille avec les îles.

      extrait de la carte Pisane

      Ill. 2b - Carte Pisane, ca 1290. Dessin assez brut, valorisant les embouchures mais ne marquant pratiquement pas la présence des étangs. L’île de Brescon au large du cap d’Agde est visible. Le delta du Rhône est à deux branches isolant la Camargue. Vers l’est on discerne le golfe de Fos, la rade Marseille et le cap Croisette, ainsi que toutes les îles proches (archipels du Frioul et de Riou).

      extrait de la carte d'Avignon

      Ill. 2c - Carte d'Avignon, ca 1300. Dessin plus élaboré, avec les embouchures et une représentation des étangs en forme d’une double baie, avec des points et une île en rouge (Maguelone). L’île de Brescon est aussi marquée. Ce dessin est placé à l’ouest du cap de Sète et on retrouve une double baie, plus petite, au droit de Montpellier et Lattes, avec un cordon littoral bien net. On a ensuite une échancrure correspondant à Aigues Mortes (golfe du Repausset, en avant-port), avec son extrémité orientale (pointe de l’Espiguette). Puis le delta du Rhône en deux branches avec l’île de Camargue colorée en vert. Au-delà, le golfe de Fos et les îles de Marseille. À noter aussi la médiocre lisibilité des toponymes, dont un en mer au large du Roussillon (caneto ?).

      extrait de la carte de Lucca

      Ill. 2d - Carte de Lucca, ca 1310. Dessin plus simple que sur la carte d’Avignon, avec embouchures. La côte est comprimée et le dessin individualise médiocrement les caps d’Agde et de Sète. On a ensuite un golfe bien marqué (les étangs ?) au fond duquel débouche un fleuve (Lez), puis une échancrure allongée correspondant à Aigues-Mortes (Repausset). Le delta du Rhône est à deux branches avec l’île de Camargue en rouge, et on discerne au-delà le golfe de Fos et la côte jusqu’à Marseille avec les îles.

      La carte de Pietro Vesconte

      Ill. 2e - La carte de Pietro Vesconte, 1313. Dessin très clair rendant remarquablement compte de la côte, avec schématisation de l’accès à Narbonne (étangs avec îles-points rouges). Embouchures discrètement marquées. Caps d’Agde et de Sète très accentués. L’ensemble des étangs regroupés dans une forme unique schématisée en forme d'estomac, avec points rouges, cordon littoral et côte sableuse ( points noirs ). Petit golfe marquant Aigues Mortes (Repausset). Pointe de l’Espiguette. Delta du Rhône à deux branches isolant la Camargue colorée en violet. Golfe de Fos et côte jusqu’à Marseille, avec sa double rade, les archipels et Port Miou.

      Par ailleurs, dans les deux cas, le dessin de la côte s’écarte sensiblement de celui visible sur les cartes Pisane, Cortona, Lucca et Vesconte, tout en restant assez proche dans ses grandes lignes. On peut dès lors considérer qu’à partir de ces seuls éléments existe déjà une forte présomption pour une datation ante-Vesconte.

  2. Le dessin de la Méditerranée occidentale est inscrit dans un double cercle rouge, à seize vents avec lignes en rouge et en vert, comme sur les autres cartes de l’époque, mais avec ici la particularité d’un centre du cercle très déporté vers le sud, à proximité de la côte nord-africaine, et ce à la différence des autres cartes, fait bien noté par Paul Fermon pour expliquer que l’auteur a ainsi dégagé de la place dans la partie haute du parchemin pour pouvoir y faire figurer la grille dans laquelle il a inscrit les côtes anglaises de la mer du Nord et celles visant à représenter les rivages flamands, hollandais, germaniques, le Danemark (Jutland) et le littoral probable de la Baltique. On peut aussi noter que le choix de ce centre méridional semble correspondre à un positionnement sur le parallèle de Rhodes, bien connu comme référence depuis l’Antiquité (Ill. 5).
  3. Le dessin de la côte atlantique française, avec ses estuaires, est assez sommaire, plus précis cependant que celui de la carte Pisane mais beaucoup moins que celui dessiné sur la carte de Lucca et les cartes de Vesconte. De même pour la Bretagne, peu visible, mais dont on peut lire le dessin assez schématisé (Ill. 7).
  4. Au-delà, dans la grande grille qui occupe tout le côté gauche et le haut du parchemin, les côtes dessinées et les toponymes inscrits sont totalement nouveaux et ne se retrouvent pas, à de rares exceptions près, sur les cartes de Vesconte (Londres, Ingliterra) et de Dulcert (Lübeck) (Ill. 6).
    • Pour l’Angleterre le dessin est assez correct, comme on l’a déjà noté, et les toponymes au nombre d’une vingtaine. Cela alors que la carte Pisane ne dessine qu’une Angleterre très schématisée, réduite à un rectangle, et la carte de Lucca seulement sa côte méridionale. Et dans les deux cas avec peu de toponymes. Quant aux cartes de Vesconte, elles sont assez limitées en ce secteur.
    • Pour les côtes orientales et septentrionales bordant la mer du Nord le dessin est assez déroutant par sa verticalité, avec de nombreux estuaires se prolongeant parfois plus ou moins loin vers l’intérieur, en particulier pour le fleuve à l’extrême limite haute de la carte, coulant tout au long de la coupure du parchemin. Sur cette longue section de côte on relève 25 toponymes dont certains restent à déchiffrer et à leur trouver une correspondance actuelle. On note que l’on a ici un dessin totalement nouveau, cette longue section de côte, comportant la presqu’île danoise, n’apparaissant cartographiée qu’à partir de 1330 (Dulcert).
  5. Pour l’Adriatique le dessin de la côte, entre Venise et Ancône, dans la partie laissée visible et lisible de la grille, apparaît correct, avec une vingtaine de toponymes. Et on doit faire ici le rapprochement entre cette carte et la carte Pisane qui présente, pour le même secteur, une grille identique, mais accolée au cercle alors qu’elle en est ici légèrement détachée.

Par ces différentes données il semble possible de considérer la carte d’Avignon comme ayant pu être réalisée avant les cartes Riccardiana et de Vesconte (1311-1313) et postérieurement aux cartes Pisane et de Cortona moins documentées sur les côtes non méditerranéennes.

Cela, si on admet qu’il y ait eu, fin XIIIe–début XIVe, une progression cartographique d’une carte à l’autre, chaque carte améliorant, jusqu’à Vesconte, la précédente, ce qui est loin d’être certain comme on l’a déjà précédemment noté, chaque carte ayant son originalité et ayant pu être élaborée, à partir d’un fonds commun plus ancien, indépendamment des autres. À ce titre la carte d’Avignon, par sa singularité pour la représentation des régions bordières de la mer du Nord, pourrait corroborer ce point de vue.

Dans ce cadre une datation de la carte d’Avignon aux alentours de 1300 est très plausible, et d’autant mieux qu’elle peut se justifier par le contexte historique bien rappelé par Paul Fermon.

C’est en effet la période où la connaissance des côtes atlantiques et septentrionales s’améliore avec le développement des relations de Gênes avec ces régions, soit pour des raisons politiques avec la constitution, en 1294, par les génois et à la demande de Philippe le Bel du Clos des galées à l’embouchure de la Seine (8), soit pour des raisons commerciales avec des navires génois, puis vénitiens, fréquentant de plus en plus assidument les côtes françaises de l’océan et celles d’Angleterre et de Flandres, poussant jusqu’aux ports hanséatiques. C’est ce que les premières cartes portulans montrent à l’évidence.

On aurait ainsi la confirmation du progrès dans la cartographie de ces régions extraméditerranéennes, progrès selon lequel, vers 1290, l’auteur de la carte Pisane n’aurait dessiné les côtes atlantiques de la France et celles de l’Angleterre et des Flandres que par ouï-dire et sur la foi de relations orales ou écrites, d’où la modicité de leur représentation. Et par la suite, au fil de voyages de plus en plus fréquents améliorant la connaissance des lieux, tant dans le dessin des côtes que pour la toponymie locale, chaque carte aurait, à sa façon, progressivement, précisé ce dessin, ce que semble montrer la carte d’Avignon dans sa représentation du littoral atlantique français, en progrès par rapport à la Pisane, ainsi que celle des côtes anglaises et de la mer du Nord, peut-être jusqu’à la Baltique.

La carte de Lucca, si on accepte sa datation pré-Vesconte (mais peut-être postérieure si on la reconnaît comme réalisée à Gaëte, donc hors du contexte génois) marquerait alors une étape supplémentaire, postérieure à la carte d’Avignon, et que confirmeraient les cartes Riccardiana et de Vesconte en 1313, puis au-delà pour ce dernier lors de son installation à Venise, et enfin les cartes de Dulcert à partir de 1330 quand, par suite de convois annuels réguliers, la connaissance des régions septentrionales de l’Europe, l’Angleterre et l’Irlande s’est améliorée.

Sur ce schéma la carte d’Avignon s’inscrirait donc bien, par sa représentation des régions extraméditerranéennes, dans la progression observée, mais dans un cadre antérieur à Vesconte et indépendant de lui puisque ses cartes (ni celles de Dulcert ultérieurement) ne reprennent en aucune façon le tracé des côtes et les toponymes de la carte d’Avignon, qui apparaît ainsi, à la fois comme une étape dans la cartographie, et un isolat cartographique en n’étant, comme l’a noté Paul Fermon, ni la suite d’une carte antérieure (du moins d’une carte connue telle que la Pisane), ni la source d’une carte postérieure, telle que celle de Lucca et plus encore des cartes Riccardiana, de Vesconte et de Dulcert, d’où l’hypothèse d’un travail non lié à Gênes ou Majorque, mais néanmoins apparenté, par certains aspects, à la carte Pisane.

Un auteur connaissant les lieux ou ayant fait sa carte par ouï-dire ?

Pour la Méditerranée il est clair que l’auteur de la carte d’Avignon a recouru au fonds commun des premières cartes portulans antérieures à Vesconte, comme ce dernier l’a d’ailleurs fait lui-même en l’améliorant pour en fixer durablement, par sa très grande exactitude, le dessin général qui deviendra alors le modèle de base, copié à l’envi jusqu’au XVIIe siècle, à quelques modifications près, par Beccari par exemple en 1403 pour le delta du Rhône.

En revanche pour les côtes atlantiques et septentrionales, à partir de la carte Pisane, chaque carte apporte, jusqu’aux cartes de Dulcert, sa touche propre à leur dessin dans un sens de précision croissante pour les îles britanniques, les rivages de la mer du Nord, la péninsule danoise et la mer Baltique, en fonction des progrès dans la connaissance de ces régions par les marins venus de la Méditerranée et renseignant ainsi les cartographes à même de les transcrire sur leurs cartes marines.

Ici, pour les côtes anglaises l’orientation et le dessin, assez corrects, plaident pour une connaissance effective de l’auteur (Londres, bosse de la côte du Norfolk, Wash, Spurn Head, peut-être les Firths écossais, …), y compris à l’ouest (canal de Bristol, Severn), mais avec des toponymes qui restent à déchiffrer.

Mais pour les côtes orientales de la mer du Nord, au-delà du Pas de Calais, l’impression donnée par le dessin conduit à envisager une carte dessinée par ouï-dire, plus qu’établie à la suite d’une navigation effective : orientation N-S déroutante par sa verticalité, tracé en triangle du Danemark – le Jutland est nommé – , toponymes restant à déchiffrer, hormis ceux, clairs, de Brême et Lübeck, multiples estuaires à déterminer, comme ce long fleuve coulant tout au long du haut de la carte (Vistule ?) et l’île Hirlanter proche de la rose bicolore (peut-être, eu égard à l’orientation de son écriture, les Shetland ?).

Et de la part de l’auteur une contraction d’échelle lui permettant de représenter toute cette longue section de côte dans sa grille de construction ?

De même comment interpréter le signe inclus dans le cercle d’échelle, et qui ne saurait évidemment être une île ? Faut-il y voir, en lien avec la construction géométrique de la carte et son emplacement à égale distance de Venise et du haut de la grille, une ville ? Prague ? Nuremberg ? Pure hypothèse, évidemment.

Ainsi, quoiqu’il en soit, la carte d’Avignon paraît bien cadrée à la fin du XIIIe siècle ou au tout début du XIVe, hors de ce qui deviendra l’atelier de Vesconte et avec la quasi-certitude que ce dernier n’en a pas fait usage. De ce fait une carte s’inscrivant dans cette formative period où chaque carte est un cas d’espèce, sans référence à un modèle particulier comme ce sera le cas par la suite avec les cartes de Vesconte, Dulcert, Cresques puis Beccari, Benincasa, etc., dans des ateliers constitués produisant à Gênes, Venise, Majorque des cartes à la commande.

Les techniques cartographiques.

C’est ici la construction de la carte qui est envisagée.

Un cercle principal et seize directions de vents.

Comme on l’a dit, la Méditerranée occidentale est inscrite dans un double cercle à trait rouge dont le centre se situe un peu au nord de la côte algérienne (Bejaia) ce qui constitue une originalité, bien notée par Paul Fermon, par rapport à toutes les autres cartes portulans du moment.

Ce cercle sert de base aux lignes de vents rayonnant à partir de seize points cardinaux, distants les uns des autres de 22,5°, en neuf directions données par des lignes vertes et rouges. L’ensemble détermine un réseau réticulé servant de cadre pour le dessin des côtes et des îles en fonction de l’échelle et de la latitude. On retrouve ce mode de construction sur les cartes Pisane, de Cortona et Riccardiana, ainsi que de façon un peu plus complexe sur toutes les autres cartes portulans connues.

Il n’y a donc ici rien d’original, sinon le double trait rouge. Mais les couleurs utilisées restent conventionnelles et à l’identique de celles observées sur les autres cartes. De même pour les seize vents et les neuf directions données qui se retrouvent sur toutes les cartes du XIVe siècle, pour plus tard passer à 32 vents.

L’échelle.

Elle se trouve sur le haut du parchemin, dans un double cercle à trait noir, traversé par deux doubles médiatrices nord-sud, en rouge, dont l’intervalle représente 10 milles marins (ou 50 ?) et donne ainsi l’échelle (9). On retrouve ce mode de représentation, très proche sur la carte de Cortona (cercle et médiatrice) ainsi que sur la carte Pisane (cercle et rayon gradué), mais déjà plus sophistiqué sur les cartes de Vesconte (cercle avec croix et lignes graduées), pour ensuite se fixer conventionnellement et systématiquement sur l’utilisation d’une règle graduée.

On aurait donc ici, avec ce type de représentation, un indice supplémentaire d’ancienneté, assez fort, même si on peut admettre qu’il ne soit en rien déterminant. Ce cercle d’échelle présente en outre la particularité de figurer, presque en son centre, le dessin très net de ce qui ressemble à une île (ou à une ville ?), posant alors la question de la signification de ce dessin dont la présence et l’emplacement ne saurait être accidentel ou fortuit. On a noté précédemment ce qu’il était possible d’envisager à ce propos.

Les cercles et les grilles : une construction géométrique évidente.

À l’examen du cercle principal, du cercle d’échelle et des quatre grilles rectangulaires figurant hors du cercle principal on est amené à constater une construction rigoureusement géométrique de ces grilles à partir des seize points d’où rayonnent les lignes de vents (Ill. 4).

La carte d'Avignon
Ill. 4 - La carte d'Avignon. Essai pour retrouver la construction géométrique de la carte, à partir du cercle principal. [...] Les lignes vertes représentent les quatre points cardinaux. Les deux lignes orange donnent la direction des médiatrices du cercle d’échelle, légèrement décalées (environ 8°) vers l’ouest (déclinaison magnétique ?). Cerles bleus : quelques vents du marteloire. Quelques lignes en bleu mince à titre de repères pour les axes des deux grilles. À l’évidence la construction est pensée géométriquement et la position du cercle d’échelle et son centre ne sont pas le fruit du hasard. Pas plus que le dessin énigmatique dans le cercle d’échelle de ce qui pourrait être une ville ?

Ces grilles ont un carroyage régulier et des diagonales en rouge et noir, et toutes leurs lignes se calent sur les directions données par les points cardinaux et les lignes du cercle principal. Aussi nul doute que pour l’auteur de la carte il n’ait eu là un moyen pour la construire ou du moins la dessiner. Mais on verra plus loin que les choses sont plus complexes qu’il n’y paraît.

Concernant le dessin (île ou ville ?) au centre du cercle d’échelle, dont il est évident qu’il ne saurait avoir été placé là par hasard, on doit évidemment exclure l’hypothèse d’une île, vu sa position continentale, et se rabattre donc sur celle d’une ville. Mais laquelle ? Et pourquoi ?

En fonction du caractère géométrique de la construction de cette carte on peut penser que l’auteur a sciemment choisi la position de ce point, et partant la position du cercle d’échelle, selon une règle simple qui serait celle de l’équidistance par rapport, soit à Gênes, soit plus probablement à Venise. En effet si on prolonge la ligne partant de Venise et passant par le centre du cercle d’échelle on aboutit à l’extrémité de la côte représentée au nord sur la carte, et donnant alors pour le point à égale distance la possibilité d’y voir, avec une marge d’approximation acceptable, soit Nuremberg, soit Prague. Mais il ne s’agit là que d’une interprétation, même en sachant que des relations commerciales terrestres existaient depuis longtemps entre ces cités.

Une construction complexe mêlant savoir scientifique, empirisme et manipulation.

Si la construction de la carte d’Avignon révèle sans ambiguïté le souci de son auteur de l’établir sur des bases géométriques (cercle, carré, rectangle, diagonales) on ne peut que constater aussi qu’il a dû composer avec la réalité géographique pour atteindre son objectif cartographique, à savoir :

  1. représenter une Méditerranée occidentale déjà bien fixée dans ses grandes lignes avec un dessin très proche de la réalité (au point de poser la question, sans réponse assurée jusqu’ici, des origines scientifiques de ces premières cartes, si parfaites dès leur apparition (10);
  2. et représenter des régions nouvelles, peu, mal ou pas cartographiées jusque-là, et pour lesquelles les données étaient incertaines et lacunaires ou fragmentaires.

Dans le premier cas il s’agissait alors de dupliquer un savoir déjà acquis sur des bases assurées, à la fois de manière empirique (les instructions nautiques des portulans stricto sensu) et de manière scientifique (par la capacité à mesurer la latitude et à manier des données mathématiques).

Dans le second, il s’agissait pour l’auteur de trouver les moyens, voire les astuces, pour pouvoir représenter des régions dont on n’avait qu’une connaissance imparfaite (pour la latitude par exemple) et dont le dessin des côtes était à faire, en l’absence de tout précédent, quitte à tricher pour atteindre son but : représenter le maximum de côtes dans un minimum de place sur le parchemin ! On a vu ainsi que le choix d’un centrage du cercle principal très au sud a permis à l’auteur de la carte de dégager de l’espace au haut du parchemin pour pouvoir réaliser son projet.

Les latitudes.

L’analyse des latitudes des lieux représentés sur la carte, et les orientations, est très révélatrice des problèmes rencontrés par l’auteur et de leur résolution (Ill. 5).

La carte d'Avignon. Latitudes et longitudes.
Ill. 5 - La carte d'Avignon. Latitudes et longitudes. Parallèles rouges et méridiens verts reconstitués à partir de la carte. Parallèles assez corrects pour la Méditerranée, mais bascule vers le sud-ouest pour les côtes atantiques de la France. Méridiens également assez corrects. La distortion se voit sur la carte avec Cherbourg sur un même parallèle que Marseille, d’où Bayonne (43,3°, même latitude que Marseille) basculé à la hauteur de Tortosa (40,8°). Flèche jaune : Bayonne à sa latitude réelle (parallèle de Marseille et Ancône). En bleu, les axes du cercle principal. Tirets bleus : parallèle de Rhodes.

Pour la Méditerranée on constate d’abord que l’auteur a fixé son cercle sur un axe nord-sud correspondant au nord géographique, sur la Polaire, comme toutes les premières cartes portulans ne prenant pas en compte le nord magnétique donné par la boussole (même si son usage était connu).

À ce titre Méditerranée et Adriatique sont correctement positionnées, en latitude (dont le calcul était connu depuis l’Antiquité, par exemple 43,1° pour Marseille par Pythéas dès le Ve siècle avant notre ère), mais aussi en longitude (calculée alors par approximation, à partir des distances). Ainsi Salé et Djerba, Séville et le nord de la Tunisie, Barcelone et Rome, Marseille et Ancône sont bien sur un même parallèle, comme Valence et Oran, Marseille et Bejaia, Bonifacio et Tabarka, Venise et Rome sur un même méridien. Rien que de très comparable à ce que montrent les autres cartes portulans de l’époque, de la Pisane à Dulcert.

En revanche pour les côtes extraméditerranéennes leur positionnement révèle d’importantes distorsions, très apparentes dès qu’on voit Cherbourg (49,6°) à la hauteur (i.e. en latitude théorique sur la carte) de Marseille (43,2°) et Bayonne (43,3°) presque à la hauteur de Valence (39,3°), soit une bascule vers le S-W de près de 30° ! Quant aux côtes et lieux portés dans la grande grille de la mer du Nord ils sont totalement déconnectés d’un positionnement géographique réel. Ainsi Londres (51,3°) se trouve à la hauteur d’Ancône (43,4°) et Brême (53,5°) à celle de Venise (45,3°).

Pour la longitude le fait est encore plus net du fait de l’orientation quasi nord-sud des côtes alors qu’elles s’infléchissent vers l’est à partir du nord des Pays- Bas. On aurait ainsi sur le même méridien Calais (1,5° E) et Lübeck (10,7° E) quand cette ville est presque sur le même méridien que Venise (12,2° E).

Il est donc clair que l’auteur a usé d’artifices pour réaliser ces parties de sa carte. Si la forte inclinaison des côtes atlantiques françaises se voit aussi sur la carte Pisane et sera partiellement corrigée par Vesconte et Dulcert, les côtes de la mer du Nord révèlent pleinement la façon dont l’auteur a traité le problème, en jouant sur les orientations et les échelles selon les sections considérées. Ainsi pour les côtes anglaises a-t-il bien respecté leur orientation nord-sud, ainsi que l’échelle, en donnant un dessin assez correct qui montre bien la bosse du Norfolk, le golfe du Wash, Spurn Head et l’estuaire de la Humber. En revanche pour les côtes orientales de la mer du Nord et jusqu’à la Baltique a-t-il volontairement réduit l’échelle et comprimé les côtes pour pouvoir développer son dessin en adoptant une orientation nord-sud totalement aberrante à nos yeux, mais prouvant qu’il n’avait probablement pas une connaissance directe des lieux.

Ce faisant la mer du Nord se retrouve réduite à une sorte de détroit, permettant d’envisager que l’île mystérieuse figurant tout au nord soient les Shetland (?) (11). Ce dessin en détroit sera en partie repris par Dulcert (1330) dans sa carte représentant ces régions jusqu’au Danemark, nettement dessiné dans sa forme de presqu’île, pour ensuite infléchir la côte vers l’est, à partir de Lübeck jusque vers la Lituanie.

Pour la carte d’Avignon le dessin ne figure la péninsule danoise (Jutland) que de manière très simplifiée, en pointe triangulaire, mais en marquant néanmoins tout au long du littoral estuaires et cités, sans que l’on puisse cependant identifier formellement tous les fleuves correspondant, peut-être le Rhin (grâce à Cologne), la Weser (grâce à Brême) mais quid de l’Elbe, de l’Oder (près de Lübeck), de la Vistule (?)

En définitive une construction qui nous déroute quelque peu mais dont la logique peut être retrouvée, montrant bien les tâtonnements des auteurs de ces premières cartes portulans pour cartographier des régions jusque-là, non pas inconnues, mais jamais cartographiées par des méditerranéens.

Le dessin des côtes et des îles.

Comme déjà signalé le dessin des côtes et des îles de la carte d’Avignon renvoie à la comparaison avec les autres cartes du moment. Pour la Méditerranée, aux remarques près faites à propos du golfe de Gabès et des étangs languedociens, le dessin des côtes et la toponymie se montrent proches des cartes du moment, qu’il s’agisse de la Pisane ou des cartes de Vesconte. Et ce n’est pas là que réside la singularité et l’intérêt de cette carte. Mais bien dans les nouveautés qu’elle apporte dans le domaine non méditerranéen et plus particulièrement dans les régions bordières de la mer du Nord, et probablement de la Baltique.

Les estuaires.

La carte d’Avignon dessine avec précision les embouchures et les estuaires selon deux modes qui se combinent :

Mais rien par là ne permettant une datation précise, ni ne constituant une originalité majeure, sinon par la nouveauté de la représentation de côtes non cartographiées jusque-là.

Les îles.

Pour les îles on note que l’auteur a peut-être innové en les colorant en vert (Sardaigne, Majorque, Ibiza) ou en rouge (Corse, Sicile, Minorque, petites îles en Méditerranée telles que Formentor, Kerkennah, Pantelleria) comme en Atlantique (Oléron ? Ré ? Belle Isle ?) et en mer du Nord avec l’énigmatique île Hirlanter. En effet ni la Pisane, ni la carte de Cortona n’usent de couleurs pour les îles. En revanche la carte de Lucca y recourt pour certaines (Majorque, Kerkennah, en rouge) mais laisse en blanc les principales (Sicile, Sardaigne, Corse). Et à partir de Vesconte la coloration des îles apparaît presque systématiquement (en rouge, vert, bleu) mais sans qu’il en ressorte une règle générale.

Par là on aurait un indice supplémentaire pour placer la carte d’Avignon postérieurement aux cartes Pisane et de Cortona n’usant pas des couleurs, et comme innovante, avant la carte de Lucca et les cartes de Vesconte. Mais sans que pour autant ce critère puisse être déterminant, mais à tout le moins preuve de l’originalité de la carte par rapport aux autres.

En ce qui concerne les toponymes insulaires ils sont généralement écrits en mer, ce qui est la règle pour la majorité des cartes portulans, ici à l’exception de la Corse où on en lit quatre à l’intérieur de l’île.

La toponymie.

Conformément aux conventions d’alors, et dès les premières cartes, tous les toponymes de la Méditerranée sont écrits à l’intérieur des terres, perpendiculairement à la côte, dans une lecture de gauche à droite à partir de la côte marocaine (Salé) jusqu’au détroit de Gibraltar et Séville. Pour l’Adriatique la lecture se fait du nord (Venise) vers le sud (Ancône). Pour l’Atlantique l’auteur fait progresser les toponymes du sud (Bayonne) vers le nord (Cherbourg) et poursuit en ce sens jusqu’à l’extrémité des côtes dessinées vers l’est, à l’exception de l’île Hirlanter en sens inverse comme le sont les toponymes de la côte anglaise. Et faut-il voir alors dans le même sens donné à Hirlanter et aux toponymes anglais la dénomination des Shetland (cf. Nansen) ?

Toujours de manière conventionnelle les toponymes sont écrits en noir et rouge selon l’importance que l’auteur leur attribue.

À ce titre on remarque qu’il n’y a aucune règle absolue en la matière, sinon le fait que certaines cités sont toujours en rouge, les plus importantes évidemment (ainsi Venise, Rome, Marseille, Barcelone, Valence, Séville, mais aussi Londres, Tunis, Ceuta, La Rochelle, Brême et Lübeck) alors que d’autres le sont plus ou moins fréquemment, voire de manière unique (12). Ainsi voit-on ici San Feliu de Guixols en rouge alors qu’il est en noir sur la Pisane (mais en rouge sur Lucca) et ne figurera toujours qu’en noir par la suite. De même Djerba qui est ici en rouge, alors qu’en noir sur toutes les autres cartes, depuis la Pisane jusqu’à sa réapparition en rouge en 1387. Idem pour Tabarka, ici en rouge comme sur Vesconte, mais en noir sur les cartes Pisane, de Cortona et de Lucca. Mais il ne s’agit là que d’exemples que l’on pourrait multiplier, l’étude comparative des toponymes, présents ou non, en rouge ou en noir, précurseurs ou non, restant à faire à partir de la liste au format Excel donnée par Tony Campbell (13).

Les églises.

La carte d’Avignon présente la particularité de figurer sept bâtiments religieux (églises ? cathédrales ? monastères ?) alors qu’il faut attendre 1330 (carte de Dulcert) pour voir apparaître les premières vignettes et bannières accolées à des cités, à la notable exception de la carte de Lucca qui en montre une profusion, ce qui a conduit Ramon Josep Pujades i Bataller à considérer, avec d’autres arguments, qu’elle ne pouvait être datée du début du XIVe siècle (14).

Il est en principe admis que les premières cartes portulans ne comportaient aucune autre indication que celles liées à la navigation, ni aucune décoration, Vesconte lui-même ayant reporté les motifs décoratifs à la périphérie de ses cartes.

La détermination de ces églises est délicate (peut-être Bordeaux ? Cologne ? Brême ?), et reste à faire, tout comme la signification de leur présence, uniquement dans le domaine extraméditerranéen, peut-être liée à la demande des commanditaires de la carte ou à la religiosité propre de l’auteur indiquant des repères de sa foi.

On aurait donc ici, avec ces représentations symboliques qui seraient les premières sur une carte de la formative period, un trait original, plutôt que déviant, et en tout cas une preuve supplémentaire de l’ancienneté et de l’indépendance de cette carte par rapport à d’éventuels modèles, sauf peut-être une référence aux cartes religieuses du Moyen Âge comportant de telles représentations.

Pourquoi cette carte à Avignon ? Le contexte historique.

Comme on l’a dit en note au début de cet article trois cartes marines avaient déjà été découvertes à Avignon dans les années 1930. En voilà donc quatre. Toutes retrouvées dans des registres notariaux les ayant réutilisées pour leur parchemin au XVIe siècle afin de servir de reliure à des liasses d’actes.

Pour autant, des cartes portulans continuaient à être produites à cette époque et le seront encore jusqu’à l’aube du XVIIIe siècle. Mais il s’agissait alors soit de cartes commandées par le Pouvoir ou des Institutions pour acter de nouvelles découvertes, soit de cartes richement décorées commandées par des Grands ou des organismes commerciaux à des fins de prestige ou de publicité.

Aussi clairement dès le XVIe siècle, ces premières cartes marines n’étaient-elles évidemment plus à jour, devaient paraître frustres et sans intérêt, ni d’aucune utilité et leur parchemin pouvait dès lors être recyclé, même sans ménagement, d’où coupures et dégradations, par ceux qui les possédaient soit par transmission, soit par achat, dont particulièrement des notaires.

Mais si on a par là une explication pour la présence de ces cartes dans des registres notariaux, il faut remonter le temps pour en comprendre la présence à Avignon, probablement en assez grand nombre, au XIVe siècle. Paul Fermon en donne les raisons dans sa thèse et on ne peut que le suivre en les résumant comme suit.

La présence de la Papauté à Avignon à partir de 1309 a fait de la ville le centre de la chrétienté pour des décennies (retour à Rome en 1369). Centre religieux mais aussi centre politique, culturel, artistique, financier, commercial, drainant hommes et biens. Avignon est alors devenue une plaque tournante pour les échanges de tout ordre et les Italiens y ont afflué nombreux, et parmi eux les Génois, maîtres du commerce maritime et pionniers en cartographie marine, avec les Pisans et par la suite les Vénitiens et les Majorquins. Rien d’étonnant alors que des cartes marines soient arrivées à Avignon, pour de multiples raisons dont les commerciales n’étaient sans doute pas les moindres dans cette Méditerranée occidentale où les échanges étaient multiples et où Avignon est alors devenue, avec la présence des Papes, un véritable carrefour de routes maritimes et terrestres, par la vallée du Rhône vers le Nord ainsi que par la voie durancienne et le col du Montgenèvre vers l’Italie du Nord.

Peut-être commandées par des personnes de la cité en ayant le besoin, certainement détenues par nombre d’entre eux, dignitaires ou commerçants, ces cartes sont demeurées sur place et sont ainsi passées dans le patrimoine local, mais en perdant leur usage premier et devenant alors des objets sans grande valeur, recyclés en couverture de registres notariaux.

On peut ainsi être presque certains que cette carte portulan, ou du moins ce qu’il en reste, réalisée vers 1300 et arrivée à Avignon sans doute au tout début de la présence de la Papauté, n’a jamais quitté le Vaucluse jusqu’à sa découverte en 2002 dans les conditions que l’on a évoquées.

Conclusion.

Au terme de la présentation de cette carte portulan non répertoriée jusqu’ici (mais pas vraiment inconnue, puisque découverte en 2002 et référencée en Archives depuis) les auteurs de cet article sont heureux d’avoir pu la présenter et la faire connaître par l’intermédiaire de Maps in History.

Cette présentation est une amorce pour une étude à conduire par des spécialistes sur cette pièce exceptionnelle dont l’ancienneté est à confirmer, comme son intérêt dans l’histoire de la cartographie marine du Moyen Âge. Au-delà d’une datation à préciser, de nombreux domaines restent encore à explorer : des écritures non déchiffrées, une étude paléographique plus poussée, une analyse des toponymes méditerranéens et plus largement de tous ceux restant à déchiffrer, la lecture et l’interprétation des toponymes de l’Angleterre comme de tous ceux s’égrenant le long des côtes de la mer du Nord et probablement de la Baltique, l’île Hirlanter, la ville (s’il s’agit d’une ville) dans le cercle d’échelle, le long fleuve dessiné dans le haut du parchemin, les églises à localiser et interpréter, peut-être ajoutées postérieurement ?

En définitive une carte passionnante et ouvrant sans doute de nouveaux horizons à la recherche, en particulier par l’étude de la grille de la mer du Nord dont le contenu constitue certainement un apport fondamental à la cartographie de ces régions, pouvant alors faire de cette carte plus une carte de marchands en lien avec la Hanse qu’une carte de navigateurs, comme nous l’a suggéré Tony Campbell et une carte restant singulière, puisque n’ayant aucune ascendance ou descendance avérées jusqu’ici.

Il va de soi que les idées exprimées par les auteurs dans cet article n’engagent qu’eux-mêmes et que toute remarque ou critique sera bienvenue et reçue comme un apport au progrès de la connaissance dans ce domaine de la formative period des premières cartes portulans pour laquelle subsistent encore de nombreuses inconnues et de grands pans d’ombre.

Jacques Mille et Paul Fermon

1er mai 2017

Notes

[1] Déjà, dans les années 1930, trois cartes marines avaient été retrouvées à Avignon dans des registres notariaux et alors remises à la Bibliothèque nationale de France. Début XXe siècle c’est à Briançon qu’une trouvaille similaire avait été faite d’une carte marine, datée de 1501, actuellement conservée aux Archives départementales des Hautes-Alpes. Et c’est de même qu’a été découverte, en 2000, la carte dite de Lucca, étudiée par Philipp Billion dans A newly discovered chart fragment from the Lucca Archives, Italy. Imago Mundi, Volume 63, Issue 1, 2011.

[2] Tony Campbell, Site Web Map History. Portolan charts. Régulièrement actualisé. 2017. Disponible à l'adresse http://www.maphistory.info/portolan.html
Ramon Josep Pujades i Bataller, Les cartes portolanes: La representació medieval d’una mar solcada. Barcelona 2007.

[3] Si les coupures à l’est, au nord, et probablement au sud, ne font guère de doutes, il est en revanche impossible d’extrapoler l’existence ou non d’un second cercle pour la Méditerranée orientale et d’une extension de la carte vers l’ouest.

[4] Voir les reproductions sur le DVD joint au livre de Ramon Josep Pujades i Bataller, mais ne comportant pas la carte de Lucca ainsi que son article : The Pisane Chart. Really a primitive portolan chart made in the 13th century?, CFC N° 216, 2013.

[5] Tony Campbell. A detailed reassessment of the Carte Pisane. Web Site Map History 2016.

[6] Communication Catherine Hofmann (BnF) à Lisbonne, 2016.

[7] Communication Jacques Mille à Lisbonne. The French Mediterranean coasts on Portolan Charts. 2016.

[8] Clos des Galées en 1294 et nomination du génois Benedetto Zaccaria amiral de la flotte de Philippe IV le Bel à Rouen.

[9] Voir Paul Fermon et Ramon Josep Pujades i Bataller, op. cit. Les cartes portolanes, p. 219 et sqq.

[10] Voir le débat entre Tony Campbell et Ramon Josep Pujades i Bataller, mais aussi la thèse de Roel Nicolai et son débat avec Joaquim Gaspar Alves, Maps in History, No 52, 53 et 54, 2015-2016.

[11] Nansen, Fridtjof, and Arthur G. Chater. 1911. In northern mists: Arctic exploration in early times. London: W. Heinemann.

[12] Si la datation vers 1300 est acceptée, ces mentions en rouge seraient, hormis une trentaine, sur la carte Pisane, toutes les premières avant Vesconte.

[13] Voir la liste Excel de Tony Campbell, Web Site Map History. Actualisée 2017. Disponible à l'adresse http://www.maphistory.info/portolan.html.

[14] Voir l'article de Ramon Josep Pujades i Bataller, CFC 2013, op. cit.

Origine et références des cartes